Les campus israéliens, y compris l’Université Hébraïque de Jérusalem, sont confrontés à des tensions suite aux attaques du 7 octobre. Les cours ont été retardés en raison de l’implication de nombreux étudiants en tant que réservistes, générant des sentiments de culpabilité chez ceux qui poursuivent leurs études alors que leurs pairs sont engagés dans des conflits. La méfiance entre les différentes communautés est palpable, et toute manifestation politique pourrait raviver les tensions déjà présentes. Cependant, l’Université s’engage pleinement à soutenir ses étudiants. Elle a pour projet de rétablir la confiance entre les diverses communautés et de fournir un soutien émotionnel essentiel à ses élèves dans cette période difficile.
« Je suis ici, à étudier, alors que mon pote est dans un fossé » : en Israël, des campus entre peur et culpabilité
REPORTAGE LE FIGARO – Les cours ont repris, sans les réservistes. Étudiants juifs et arabes s’observent, à distance.
Avant de parler de son amie, Dana, émue, s’arrête, s’excuse. Souffle. Puis se lance. Carmel, c’est cette trentenaire qu’on aimerait connaître. « Elle attire les gens. Elle est très honnête, gentille, douce. » Intelligente, curieuse, mais humble. Passionnée par l’Inde, où elle se rend souvent. « C’est une âme unique », sourit Dana. « Elle a neuf ans de plus que moi, mais je ne l’ai jamais remarqué ». Elle parle de sa copine ergothérapeute de 39 ans au présent, non au passé. Capturée par le Hamas le 7 octobre, Carmel est l’un des visages d’otages omniprésents en Israël, sur des affiches qui ornent les murs, les écrans et les panneaux.
Ce jour-là, la mère de Carmel a été assassinée. « Je ne sais pas si elle le sait », murmure Dana. Tout juste revenue d’Inde, elle s’était rendue au kibboutz Beeri, pour voir ses parents. Elle a, depuis, disparu. Selon des otages libérés, elle était en vie et faisait faire du yoga à des enfants retenus par le Hamas, pour les apaiser. Désormais, sa photo hante les couloirs de l’Université hébraïque de Jérusalem, où elle étudie. On y voit ses boucles brunes, son regard doux, bienveillant, les pattes d’oies que son sourire dessine autour de ses yeux et ses fossettes légèrement creusées.
Garder un « environnement apaisé »
L’attaque du 7 octobre et la réponse militaire ont frappé au cœur les facultés,bouleversant les communautés. À la cafétéria ou dans les couloirs, on croise des jeunes en tenue militaire portant en bandoulière d’impressionnants fusils. De nombreux étudiants, réservistes, sont absents. Ces bâtiments où coexistent des religions, opinions politiques et cultures différentes sont aussi marqués par des tensions latentes mais fortes.
Après l’attaque, les dirigeants d’universités ont compris que l’année ne pourrait démarrer à la date prévue, mi-octobre. Se concertant, ils ont graduellement décalé le début des cours jusqu’au 31 décembre. Une décision lourde de conséquences, mais indispensable. Décès de proches, otages, réservistes mobilisés, étrangers repartis chez eux, bénévoles envoyés dans les champs ou les usines… Impossible, dans ce contexte, de revenir en cours, explique le recteur de l’Université Hébraïque de Jérusalem, Tamir Sheafer. Au pic de la mobilisation, près d’un tiers des étudiants de cet établissement ont été réservistes, et 3000 l’étaient encore au 31 décembre. À l’Université de Tel-Aviv (TAU), sur 30.000 inscrits, jusqu’à 6000 ont été appelés sous les drapeaux, un nombre divisé par deux à la mi-janvier. Au Weizmann Institute of Science, 10 % des étudiants portaient toujours l’uniforme, la semaine dernière, précise son président, Alon Chen.
« Est-ce que vous demandez aux étudiants comment ils se sentent ? Non, car c’est le début de la catastrophe. Vous dites quelques mots, et vous passez à autre chose. Les étudiants ne voulaient pas parler de leurs émotions » – Tamir Sheafer, recteur de l’Université Hébraïque de Jérusalem
Fin décembre, la démobilisation des premiers groupes a confirmé le retour des étudiants. Un choix aussi idéologique, pour ne pas laisser le terrorisme l’emporter. La situation de chaque jeune étant unique, cette année, la « flexibilité » sera le maître mot des établissements. Soutien psychologique, cours décalés ou dupliqués au second semestre, cours cet été, soutien supplémentaire bénévole des professeurs, tutorat, système de notation adapté, appui financier… « Académiquement, l’année sera difficile. Elle a commencé tardivement, nous avons dû la raccourcir, de même que la période des examens. Nous allons devoir composer avec des élèves dont la capacité d’attention sera réduite, note le professeur Sheafer. (…). Nous ferons tout ce que nous pourrons. »
À l’approche de la rentrée, personne ne savait comment les communautés cohabiteraient. « Nous avions peur de ce qui arriverait », concède le recteur, dont 20 % des étudiants sont arabes, comme à TAU. Ces deux institutions ont mis en place des ateliers pour former professeurs et administratifs à gérer la situation. Et les cours ont repris comme si de rien n’était. « Est-ce que vous demandez aux étudiants comment ils se sentent? Non, car c’est le début de la catastrophe. Vous dites quelques mots, et vous passez à autre chose. Les étudiants ne voulaient pas parler de leurs émotions », plaide Sheafer. À Tel-Aviv, l’université a rappelé à ses membres leur « responsabilité » de garder un « environnement apaisé » : mieux vaut donc mettre, pour un temps, la politique de côté.
« La haine est là »
Trois semaines après, les apparences sont trompeuses. Côté pile, la vie a repris. Dans le forum, coeur battant de l’université hébraïque, l’anglais, l’hébreu et l’arabe résonnent, les kippas côtoient les hidjabs. Sur la pelouse du campus de Tel-Aviv, des groupes déjeunent au soleil. Le matin, des élèves faisaient leur footing ensemble et des couples se retrouvaient en s’embrassant devant l’entrée principale. « Jusqu’ici, il y a peut-être eu quelques conversations animées ici et là, mais pas d’escalade. Tout est calme et se passe mieux que nous craignions », indique avec soulagement Milette Shamir, vice-présidente de l’institution.
Côté face, la guerre est dans tous les esprits. Soirées et événements étudiants ont été reportés. Les visages des otages sont partout. Dans plusieurs classes, à Jérusalem, une chaise porte en permanence une photo de Carmel. Il y a peu, des étudiants ont organisé une séance de yoga sur le campus, en hommage à la trentenaire, avec des T-shirts ornés de son visage. À Tel-Aviv, un gigantesque ruban jaune, symbole des otages, a été installé au milieu du campus. Les noms des membres de la communauté éducative décédés à Gaza sont publiés sur Facebook, jour après jour. « J’ai pris du retard, il y en a trop », soupire une employée de
l’administration en montrant, sur son écran, un jeune soldat tué.
« Quand il y aura une manifestation pour des raisons – humanitaires, ce sera le chaos. (…) Quand le premier drapeau palestinien sera brandi, ça va être violent » – Yafit Gilboa, une enseignante
Contents d’être revenus à une certaine routine, les étudiants oscillent entre culpabilité et inquiétude pour leurs camarades réservistes. « On n’a pas le choix. Il faut repartir à l’école, au travail, agir comme s’il n’y avait pas la guerre », soupire Dana, dont l’époux est à l’armée. « On pense beaucoup aux réservistes. (…) On garde tout le temps nos téléphones allumés, au cas où », raconte Leah, une Française de 22 ans, étudiante à Tel-Aviv. Reste que les communautés se regardent avec méfiance, colère, voire « haine ». La jeune femme évite de parler politique avec ses camarades arabes, « pour ne froisser personne (…) Si on commence, ça peut générer une guerre entre nous. Et on ne veut pas ça (…). Je préfère me taire ».
Mère de six enfants et étudiante à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Shira dit ressentir « en permanence de l’inquiétude», en particulier pour son amie Carmel. Dans la queue du réfectoire, elle observe les étudiants musulmans. « Vous vous demandez ce qu’ils pensent », confesse la quarantenaire, « un peu nerveuse » lorsqu’elle parle avec un Arabe. Elle regrette qu’ils ne dénoncent pas plus ouvertement les actions du Hamas. Chez ses amis juifs, les blessures sont béantes mais secrètes. « Tout va bien, en apparence. Ce n’est pas ouvertement dit, mais la haine est là. » « Les étudiants voulaient revenir. Mais ils ont des amis au front, pour les protéger. Alors le sentiment le plus commun, c’est la culpabilité: je suis ici, à étudier, alors que mon pote est dans un fossé », explique Danielle Zilber. La patronne de 26 ans du syndicat étudiant de TAU, dont le mari combat pour Tsahal, admet que les «étudiants juifs sont méfiants des Arabes », et vice-versa. « Tout le monde a peur et veut rester discret, étudier », en
évitant les problèmes, abonde son homologue de l’université hébraïque, Yuval Rivlin.
Un statu quo fragile.
La situation pourra difficilement évoluer tant que le sort des otages planera au-dessus du pays, comme une épée de Damoclès. Pour l’heure, le débat politique est « en veille », par peur, par « autocensure », par esprit de camaraderie. « On n’essaie pas d’éviter le sujet, mais on est tous en deuil », plaide Yuval Rivlin. Le retour des sujets qui fâchent, au fil des mois, risque toutefois d’enflammer les tensions latentes. « La fracture est plus profonde que jamais », relève le professeur Shamir. Ses équipes veulent croire à la possibilité de bâtir un «dialogue animé mais respectueux entre les étudiants ». D’autres sont plus prudents. Yafit Gilboa est l’une des enseignantes de Carmel. « Quand il y aura une manifestation pour des raisons humanitaires, ce sera le chaos. (…) Quand le premier drapeau palestinien sera brandi, ça va être violent », craint-elle. Le pire n’est jamais sûr, mais mieux vaut s’y préparer.